Affaire Bettencourt : un vrai scandale !
Par Christophe Regnard, président de l’Union syndicale des magistrats (USM)
Dans quelques jours, la chambre criminelle de la Cour de cassation pourrait décharger Isabelle Prévost-Desprez de la partie du dossier de la saga Bettencourt dont elle est saisie. Depuis des mois, tous les moyens sont déployés par le procureur de Nanterre et par les avocats de Liliane Bettencourt pour interdire à un magistrat indépendant de mener des investigations sur ce dossier : d’abord un classement sans suite, dont manifestement l’Elysée avait au moins été informé ; puis des réquisitions étonnantes d’irrecevabilité de la constitution de partie civile ; enfin des appels successifs (tous rejetés) de la décision du tribunal correctionnel ordonnant un supplément d’information confié à Isabelle Prévost-Desprez.
Voilà pour le volet juridique. Mais en marge de cette utilisation, plutôt classique, des règles de droit et de procédure, un autre jeu a été mené, plus opaque et bien plus contestable, dont l’objectif semble être de déstabiliser et décrédibiliser la présidente du tribunal correctionnel de Nanterre pour obtenir son dessaisissement.
Passons sur les outrages commis par certains avocats à son encontre, pendant l’audience et au cours d’une conférence de presse. S’en prendre à la vie privée et au physique d’un magistrat chargé d’un dossier, comme l’a fait Me Kiejman le 15 octobre, est indigne d’un auxiliaire de justice. Sauf à risquer une récusation de la part du même avocat, Mme Prévost-Deprez ne pouvait répondre. L’Union syndicale des magistrats (USM) en a saisi la garde des sceaux et le bâtonnier de Paris, et des instructions ont été données pour qu’une enquête pénale du chef d’outrage à magistrat soit diligentée. C’est la moindre des choses ! Les manoeuvres n’en sont pas restées là.
Première étape : la dénonciation de faits imaginaires. Dès décembre 2009, Philippe Courroye, procureur de la République de Nanterre, nommé à ce poste contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature et s’affichant comme un ami du président de la République, dénonçait sur fond de rumeur des faits inexistants, d’ailleurs immédiatement contredits, pour demander des poursuites disciplinaires contre Mme Prévost-Desprez.
Deuxième étape : l’obstruction. Alors que la cour d’appel de Versailles venait de valider la procédure de supplément d’information, le parquet de Nanterre faisait obstacle à la transmission à Mme Prévost-Desprez des pièces figurant dans les dossiers conduits par le parquet (notamment les retranscriptions des enregistrements réalisés au domicile de Mme Bettencourt) au prétexte d’un pourvoi en cassation, dont tous les juristes savent qu’il n’est pas suspensif !
Troisième étape : le dessaisissement. Illégalité, amalgame et tentative de manipulation, voilà ce qui peut résumer ce qui vient de se passer. Illégalité d’abord. Le procureur de Nanterre revendique le droit d’avoir obtenu sur réquisitions les relevés d’appels téléphoniques de deux journalistes, les fameuses "fadettes". La loi du 4 janvier 2010 sur la protection du secret des sources des journalistes est pourtant claire : ces réquisitions sont illégales. C’est tellement vrai que lorsque, durant l’été, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a enquêté sur d’autres fuites émanant du ministère de la justice, on avait alors, au ministère de l’intérieur, démenti toute écoute ou recherche informatique sur les téléphones des journalistes au nom du respect de la loi.
Amalgame ensuite. Ces relevés obtenus illégalement auraient montré des échanges de SMS entre Mme Prévost-Desprez et un journaliste du Monde. Faut-il s’étonner de ces échanges quand on sait qu’ils sont amis et qu’ils ont même coécrit un livre paru juste avant l’été. Et puis, quelle preuve a-t-on que ces SMS concernent le dossier ? Aucune en réalité. N’oublions pas qu’au cours de la même période cet été la DCRI avait identifié, après une enquête là aussi douteuse sur le plan juridique, comme éventuel auteur des fuites un conseiller de Michèle Alliot-Marie !
Tentative de manipulation enfin. Dans Le Journal du dimanche du 23 octobre, le procureur général près la cour d’appel de Versailles laissait entendre qu’il souhaitait le dépaysement de tous les dossiers gérés à Nanterre, au nom de la sérénité de la justice. Réactions positives et immédiates dans la classe politique et dans certains médias. Pourtant, quand on y regardait de plus près, on s’apercevait qu’il n’était pas juridiquement possible de "dépayser" les dossiers suivis dans le cadre d’une enquête préliminaire par un procureur, sauf à saisir préalablement un juge d’instruction.
L’USM a dénoncé cette grossière manipulation de l’opinion publique destinée à justifier le dessaisissement final de la seule magistrate indépendante du dossier. La pression médiatique a fini par payer. Comme nous le souhaitions et comme l’avait demandé le procureur général près la Cour de cassation en septembre, des juges d’instruction indépendants vont être désignés pour gérer tous les volets de l’affaire "Woerth-Bettencourt". La raison l’aurait-elle enfin emporté ?
Pressions, menaces, injures, obstruction, violation de la loi, amalgames, manipulations, rien ne nous aura été épargné. Qu’y a-t-il donc de si important dans cette affaire qu’il faille à tout prix garder secret ?
La gestion de ce dossier est en tout cas emblématique de ce que pourrait être demain la procédure pénale nouvelle voulue par le président de la République et le ministre de la justice : des dossiers menés par des procureurs que l’on ne veut surtout pas rendre indépendants, sous le contrôle très hypothétique d’un juge de l’enquête et des libertés, et au final une justice aux ordres. Ce projet de réforme est à l’évidence aujourd’hui caduc. Quand Michèle Alliot-Marie acceptera-t-elle de l’abandonner et de réfléchir enfin à l’indépendance des procureurs ?
Au pays de Montesquieu, on ne devrait jamais oublier qu’il n’y pas de démocratie sans liberté ni protection de la presse, et sans indépendance de la justice. La seule question que chacun doit aujourd’hui se poser, après les événements de ces dernières semaines dans l’affaire Bettencourt, est la suivante : vivons-nous toujours dans un Etat de droit ?
Christophe Regnard, président de l’Union syndicale des magistrats (USM)
Article paru dans l’édition du 29.10.10