L’Espagne et la France face au terrorisme

Un peuple hors de contrôle

Olivier FOREAU, Le Grand Soir

Le 11 mars 2004, à trois jours des élections nationales, une série d’attentats à la bombe ravageait Madrid, faisant 191 morts. L’effroi et l’émotion des Espagnols ne les ont pas empêchés de se souvenir que l’année précédente, ils avaient été embringués à leur corps défendant dans une opération terroriste d’encore bien plus grande envergure, la guerre d’Irak (plus d’un million de morts civils), et de voir que ce qui arrivait maintenant, c’était l’addition à payer. Ils n’ont eu aucune difficulté à comprendre que la cause de ce qui venait de se produire n’était ni le fanatisme, ni l’obscurantisme, ni l’islamo-fascisme, ni aucun isme en vérité mais un individu bien réel nommé José Maria Aznar, chef du gouvernement, et sa politique de collaboration enthousiaste (bien que massivement rejetée par l’opinion) avec l’entreprise génocidaire de George W. Bush.

Le même Aznar avait d’ailleurs senti le vent venir, et son premier réflexe fut d’essayer de tout mettre sur le dos de l’ETA afin de faire diversion, mais manque de chance les attentats furent revendiqués par Al-Qaïda. La sanction électorale fut immédiate et Aznar disparut à tout jamais de la scène politique espagnole, comme s’il avait été aspiré par une chasse d’eau.

Vu de France, un tel comportement des électeurs a bien sûr de quoi surprendre. Est-il raisonnable de congédier aussi brutalement un dirigeant, pour seulement 191 morts ? Peut-on sincèrement lui en vouloir pour avoir pris des décisions contraires aux intérêts et aux volontés de son pays ? N’a-t-il pas le droit d’avoir son caractère, sa personnalité, ses propres soucis ? Si tout le monde s’accorde à penser que « le terrorisme, c’est mal », on n’en est pas moins obligé de constater que les terroristes, par contre, sont souvent des gens très bien. Prenons par exemple François Hollande : son habitude d’armer et de financer clandestinement des groupes de kamikazes djihadistes ne fait pas de lui quelqu’un d’insensible à la douleur des victimes. Au contraire, chaque fois qu’un carnage se produit à Paris il le commémore en grande pompe, et en prévision des prochains il lance des mesures comme l’état d’urgence ou la déchéance de nationalité, dites symboliques car ne servant à rien, mais prouvant qu’au moins il s’est senti concerné. L’opinion ne s’y trompe pas : désastreuse en temps normal, la cote de popularité du chef de l’Etat reprend des couleurs après chaque attaque terroriste, avant de s’effondrer à nouveau jusqu’à l’attaque suivante. Mais sur le moment on plébiscite ses mesures, on partage sa douleur, on le suivrait jusqu’au bout du monde, on en serait presque à voter pour lui. Comment se fait-il que les tueries de masse, qui en France sont clairement une bénédiction pour l’exécutif, aient produit l’effet inverse de l’autre côté des Pyrénées, et se soient transformées en tragédie pour Aznar ? quel est donc le problème des Espagnols ?

On s’est empressé d’écrire à l’époque qu’ils ne lui pardonnaient pas d’avoir menti en essayant faire croire que c’étaient les Basques qui avaient frappé. On ne s’est pas demandé si ce qu’ils lui reprochaient, ce n’était pas tout simplement d’être un criminel de la pire espèce, et d’avoir pris le pays en otage pour le précipiter dans une boucherie dont il ne voulait pas. Il faut dire que nous sommes infiniment plus tolérants dans ce domaine, et avons si bien pris l’habitude d’être gouvernés par des assassins et des trafiquants d’armes que nous ne nous soucions plus de leurs agissements. Bienheureux qu’ils ne nous égorgent pas de leurs propres mains, nous cautionnons au contraire toutes les tueries possibles dès lors qu’elles se déroulent sur un autre continent, sous le prétexte inusable de faire rayonner nos valeurs, ou à défaut de valeurs, notre pétaradante marchandise nationale. Nous cautionnons d’autant plus volontiers que nous sommes dans l’impossibilité d’imaginer qu’un peuple que nous exterminons tranquillement en Afrique ou au Moyen-Orient puisse venir nous rendre la pareille à domicile. C’est tout bonnement impensable, un peu comme si du bétail destiné à l’abattage se mettait à entrer dans nos maisons. Et quand cela arrive, nous n’y croyons toujours pas. Par contre, nous croyons dévotement nos dirigeants lorsqu’ils jurent les yeux au ciel qu’ils n’y sont pour rien, qu’ils ne s’attendaient vraiment pas à une pareille barbarie, qu’ils sont profondément choqués, abasourdis, etc. Nous buvons leurs paroles lorsqu’ils décident, en réponse à ce lâche attentat, de bombarder des populations qu’en réalité ils bombardent déjà depuis des mois, sans que nous ayons pris la peine d’y prêter attention.

C’est que d’une part nous avions d’autres choses à penser, et d’autre part chacun sait que les objectifs étaient déjà les mêmes que maintenant, c’est-à-dire faire triompher nos valeurs en carbonisant sans relâche les ennemis de la démocratie, de la liberté d’expression et des droits de l’homme, qui sévissent aux quatre coins du globe aux dépens des populations locales. Bien entendu l’opinion française n’est pas nigaude au point d’avaler de pareils boniments, d’autant plus qu’elle se contrebalance du sort des étrangers en général et des habitants du tiers-monde en particulier, qu’il s’agisse de manifestants réprimés, de civils bombardés ou de réfugiés. Mais elle perçoit vaguement qu’il s’agit là d’un mensonge bienveillant, destiné à ne pas troubler son hébétude.

Moins ouverts d’esprit, plus de 80% des Espagnols étaient opposés à l’entrée de leur pays dans la guerre d’Irak. Ces chiffres ne viennent pas de nulle part, et on peut raisonnablement penser qu’une ou plusieurs enquêtes d’opinion ont été menées : êtes-vous, ou non, favorable à l’idée de participer à un pogrom géant ? En France il n’est bien sûr pas concevable de poser une question pareille, d’ailleurs chacun sait que ce type de décision, quoique prise invariablement au nom de la démocratie et de la liberté, ne fait l’objet d’aucun vote ni d’aucun débat : pourquoi aller demander son avis à la population, alors qu’on se passe sans problème de celui du parlement ? La vérité c’est que nous avons élu un président afin qu’il s’occupe de ces choses-là, et nous estimons que raser la Libye, piller le Mali ou ravager la Syrie sont autant de décisions qu’il est assez grand pour prendre tout seul, comme celle de choisir sa cravate ou sa marque de déodorant.

Hyperterrorisme : Manuel Valls agrandit son vocabulaire

Depuis notamment les attentats du 22 mars à Bruxelles (qui venait tout juste d’annoncer son intention de bombarder à son tour la Syrie), il y a un sentiment de plus en plus net d’étau qui se resserre. Cela n’a pas échappé au ministre de l’Intérieur, qui constatait non sans perspicacité que « la menace terroriste est [...] sans doute plus élevée encore qu’au mois de novembre » (France 3, 22/03/16). Quant à Manuel Valls, voilà un moment déjà qu’il tambourine la bonne nouvelle : « Cette menace va être longue et permanente » (France 2, 19/11/15), « c’est une génération qui peut être concernée par cette guerre » (BBC, 22/01/16), « Cet hyperterrorisme est là pour durer [...] Nous sommes entrés, nous tous le sentons bien, dans une nouvelle époque caractérisée par la présence durable de l’hyperterrorisme. » (Le Parisien, 13/02/16), « nous allons vivre longtemps avec cette menace terroriste [...] c’est même, il faut le dire à nos concitoyens, une affaire d’une génération. » (Europe 1, 23/03/16).

Car l’ennui avec ce terrorisme tout nouveau tout beau dont parle le chef du gouvernement, c’est qu’il « veut détruire ce que nous sommes », autrement dit il poursuivrait un objectif ethnique... Quoique dépourvue de la plus élémentaire vraisemblance et largement contredite par les faits, cette idée d’un terrorisme qui n’aurait pas de revendication, à part nous anéantir jusqu’au dernier (sans qu’on sache le moins du monde pourquoi ça lui a pris tout d’un coup) doit nous rentrer dans le crâne coûte que coûte. C’est pourquoi elle est répétée comme un mantra par les représentants de l’exécutif, sans oublier ceux de l’opposition comme par exemple l’extralucide Bruno Le Maire, pour qui le combat contre le terrorisme « durera dix, quinze ou vingt ans » (Le Monde, 23/03/16). Bref tous claironnent sans complexe leur impuissance, et nous invitent à passer le restant de nos jours à prier, à allumer des bougies et à faire des graffitis sur les trottoirs.

Nous avons intégré avec succès la fatalité du chômage de masse, des crises qui se succèdent à elles-mêmes et de la paupérisation généralisée, pour compléter le tableau il ne manquait plus que la fatalité du terrorisme et de la guerre. Car dans le monde merveilleux de Manuel Valls et de ses compères, dans cette nouvelle époque dont ils célèbrent ensemble l’avènement, tout est inéluctable, ce qui coïncide plutôt bien avec le fait que le gouvernement n’est jamais responsable de rien. Nous admettons donc sans trop de regrets qu’il n’y ait plus d’autre issue, pour nous et nos enfants, que de vivre dorénavant avec une kalachnikov sur la tempe, puisque tel est le message unanime de nos dirigeants. Et au fond qui pourrait les blâmer s’ils ne se fatiguent plus à promettre des lendemains qui chantent, quand la terreur se vend tellement mieux ?

Autant dire qu’on a du mal à comprendre ce qui empêchait Aznar, en mars 2004, de promettre aux électeurs que ce qui venait de se passer à Madrid allait devenir leur pain quotidien s’ils avaient la sagesse de revoter pour son parti. Pourquoi ne pas leur avoir annoncé franchement, comme cela se fait chez nous avec un succès infaillible, que la guerre ne faisait que commencer et qu’ils allaient vivre à tout jamais terrés comme des rats, dans la hantise permanente d’attentats chaque fois plus sanguinaires ? La première explication qui vient à l’esprit est d’ordre psychologique : c’est la fameuse peur de gagner qu’il a dû ressentir face à la vague d’enthousiasme qu’une telle perspective risquait de provoquer. A moins qu’Aznar ne se soit rendu compte (en fin connaisseur de son peuple) que les Espagnols n’avaient pas la maturité suffisante pour adhérer à la perspective en question, et qu’ils préféreraient se débarrasser de lui, de sa politique et du terrorisme islamique par la même occasion. C’est du reste ce qu’ils ont fait, en n’hésitant pas à faire usage de la démocratie (mot intraduisible en français) pour parvenir à leurs fins. Ce caractère impulsif, pour ne pas dire irresponsable, explique sans doute pourquoi Franco a dû livrer là-bas une guerre civile sans merci pour imposer son pouvoir autoritaire (que de temps et d’énergie perdus !) alors que pour faire la même chose ici, Pétain et plus tard de Gaulle n’ont eu qu’à pousser la porte.
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Olivier Foreau